Le point de vue du sociologue, Thibaut de Saint Pol, Laboratoire de sociologie quantitative (Crest-Insee), Observatoire sociologique du changement (Sciences Po)
Pour le sociologue, la corpulence des individus est un caractère physique très particulier, présentant la caractéristique de pouvoir être mesuré de manière assez objective et mêlant les questions d’apparence et de santé. Les différences de pratiques, notamment alimentaires, entre milieux sociaux se traduisent dans les corps et se donnent à voir quotidiennement dans l’apparence des individus, à la fois marqueur d’appartenance et instrument de distinction. La corpulence, parce que l’individu en apparaît généralement responsable, joue un rôle particulier dans les interactions et la construction des identités sociales. Mais l’obésité a également des conséquences directes sur la santé (diabète, hypertension,...) et constitue aujourd’hui un enjeu majeur de santé publique.
Tout en parlant d’« épidémie mondiale » pour l’obésité, l’Organisation Mondiale de la Santé a fait de l’Indice de masse corporelle (IMC), rapport du poids sur le carré de la taille, l’instrument privilégié pour l’étude de la corpulence au niveau mondial. Tirant ses origines des travaux d’Adolphe Quetelet dont on lui donne aussi parfois le nom, cet indice ne s’est imposé que récemment pour saisir et mesurer l’obésité sur de vastes populations. Son caractère pratique, puisqu’il repose sur les données de la taille et du poids, qui sont plus facilement accessibles que le tour de taille par exemple, a fortement contribué à son succès et sa large utilisation des domaines aussi divers que l’économie, l’épidémiologie ou la sociologie. L’usage de cet outil comporte toutefois un certain nombre de limites qui tiennent pour une grande part à la manière dont cet indice a été construit et qui conditionnent aujourd’hui la manière dont est mesurée la corpulence. Il ne faut par exemple pas oublier que l’IMC ne reflète pas la distribution de la masse
grasse dans le corps ou que les seuils de l’OMS habituellement utilisés sont les mêmes pour les hommes et pour les femmes, ce qui ne vas pas de soi et influence la manière dont est saisie l’obésité.
Une fois rappelées ces limites, notre étude se propose de se pencher plus précisément sur le surpoids et l’obésité et d’analyser les liens entre le développement de cette pathologie et les caractéristiques socio-économiques. Pour cela, nous tirerons parti des informations apportées par les trois dernières enquêtes Santé, réalisées par l’Insee en 1981, 1992, 2003 et 2008, pour analyser l’évolution de l’obésité en France et sa répartition dans les différents milieux sociaux. Il s’agira à la fois d’étudier la prévalence de l’obésité dans les différents milieux sociaux en France, mais aussi d’analyser l’évolution des écarts entre groupe sociaux. Notre recherche fait ainsi apparaître que la corpulence a fortement augmenté en France depuis 1981, avec une accélération depuis les années 1990. Toutefois ce processus n’a pas touché également tous les groupes sociaux. L’écart entre les catégories socioprofessionnelles reste élevé et s’est fortement accru. Par ailleurs, plus un individu est diplômé, moins il a de risques d’être obèse. En 2008, 17 % des individus sans diplôme ou ayant au plus un brevet des collèges sont obèses, contre seulement 6 % des diplômés du supérieur. Mais ces disparités selon les milieux sociaux se doublent d’un effet de genre : ainsi par exemple, contrairement aux femmes, les hommes les plus pauvres ne sont pas les plus corpulents. Aux différences de consommation s’ajoutent les divergences de représentations et de valorisations du corps qui conduisent elles-aussi à façonner les corps. La minceur apparaît ainsi comme un critère de distinction entre groupes sociaux et entre sexes qui ne tient pas seulement aux différences – naturalisées – de constitution physique, mais également, et peut-être surtout, aux modes de façonnement et d’appréhension du corps qui caractérisent nos sociétés. Nos travaux plaident donc pour une distinction systématique des hommes et des femmes dans toutes les recherches qui touchent à la corpulence en termes d’apparence, mais aussi de santé. Les politiques publiques relatives à l’obésité en particulier devraient tenir compte de cette différence et considérer les hommes et les femmes comme deux populations différentes. L’obésité n’est pas qu’un problème de santé. Sa gestion ne se fera qu’en prenant en compte la question de l’apparence des individus et l’importance de la corpulence dans l’ensemble des dimensions de la vie sociale, et en particulier dans les pratiques de consommation.
Le point de vue de l’épidémiologiste, Barbara Heude, Inserm U780, Villejuif
Il est aujourd’hui unanimement reconnu, que l’obésité constitue une menace grandissante pour la santé dans l’ensemble des pays du monde. Cependant, les sujets obèses montrent des différences non seulement dans les excédents de graisse qu’ils accumulent, mais aussi dans la répartition anatomique de cette graisse. Cette répartition de la masse grasse joue un rôle dans les risques associés à l’obésité et le type de maladie qui en résulte. Il est donc utile de pouvoir distinguer les sujets présentant un risque augmenté du fait d’une «répartition abdominale de la graisse» (ou obésité androïde), de ceux qui montrent une répartition «gynoïde» moins grave, dans laquelle la graisse se répartit plus uniformément et de façon périphérique.
Il est important d’avoir une classification du surpoids et de l’obésité universelle afin d’effectuer des comparaisons du poids au sein d’une population et d’une population à l’autre, d’identifier les sujets et les groupes à risque accru de morbidité et de mortalité et de déterminer les interventions prioritaires aux niveaux individuel et communautaire. Il faut donc une mesure de la masse grasse et choisir des seuils. L’indice de masse corporelle (IMC=poids/taille2), indicateur du poids indépendant de la taille, constitue la mesure la plus utile de l’obésité dans une population. Les seuils de 25 et 30 kg/m2 d’IMC définissent respectivement le surpoids et l’obésité chez les hommes et les femmes quel que soit leur âge une fois adulte. Ces seuils ont été définis à partir de l’observation du lien avec le risque de mortalité, même si l’augmentation du risque en fonction de l’IMC ne présente pas de cassure et est tout à fait progressive. Ces seuils sont utilisés pour estimer la prévalence de l’obésité dans une population et les risques qui y sont associés. Etablir une classification de l’obésité pendant l’enfance ou l’adolescence est encore plus complexe du fait que la taille augmente encore et que la constitution de l’organisme évolue constamment. Rolland-Cachera et coll. ont montré que chez l’enfant le meilleur indicateur du poids indépendant de la taille était aussi l’IMC et que l’évolution avec l’âge de cet indice était très proche de celle de la somme des plis cutanés, un autre indicateur de la masse grasse. En revanche il est évident que les seuils d’IMC pour définir le surpoids et l’obésité de l’enfant doivent être âge-spécifique, mais aussi sexe- spécifique étant donné que les rythmes de croissance des filles et des garçons sont très différents.
En conclusion, en épidémiologie, l’outil le plus utile et le plus généralement employé pour mesurer la corpulence et en déduire la présence de surpoids et d’obésité, est l’indice de masse corporelle. Une même valeur de cet indice ne revêt pas les mêmes implications cliniques qu’on soit un homme ou une femme, qu’on soit jeune ou vieux, ou même entre deux individus du même âge et du même sexe qui ne possèdent pas la même masse musculaire où qui ne situent pas leur masse grasse au même endroit. Mais ceci est tout à fait reconnu et accepté dans cette discipline et c’est pourquoi dans les études épidémiologiques portant sur l’obésité, le sexe et l’âge des sujets sont toujours pris en considération et les études souvent effectuées séparément chez les hommes et chez les femmes. D’autre part, d’autres indicateurs sont recueillis dès que possibles comme en particulier le tour de taille, apportant une information supplémentaire sur la répartition tronculaire des graisses. Ce qui fait actuellement débat concerne les enfants et les seuils utilisés pour les définir comme trop grands ou trop petits, trop maigres ou trop gros ; et cette question pourrait faire l’objet d’une réflexion multidisciplinaire autour des enjeux cliniques, économiques, sociaux et sociologiques du choix d’une norme de poids et de taille chez l’enfant.
Le point de vue du psychiatre, Dr Bernard Waysfeld
Le nutritionniste concerné par la corpulence s’intéresse à l’obèse, à la fois trop gros, trop gras et trop lourd. Le psychiatre, qu’il collabore avec le nutritionniste ou qu’il soit consulté en première intention s’intéressera essentiellement au trop gros et au vécu du sujet dans sa corpulence et son image insatisfaisante.
I - Souffrance et corpulence normale : le corps mince
On admet qu’aujourd’hui 20 p. cent des demandes adressées au psychiatre concerne les troubles alimentaires, associés à différents niveaux de corpulence - à vrai dire souvent normale. Les troubles alimentaires représentent l’image en négatif de l’obésité. Si cette dernière touche davantage les milieux défavorisés, les troubles alimentaires frappent en haut de l’échelle sociale et s’accompagnent volontiers de stratégies de contrôle qui font partie de la définition même de la boulimie : vomissements, laxatifs, jeûnes périodiques, etc... Un tableau se dégage aujourd’hui par sa fréquence : il s’agit de jeunes femmes, souvent minces, soignées, de niveau socioculturel élevé qui souffrent de troubles alimentaires divers, boulimies, boulimarexies et dont les stratégies de contrôle, les vomissements surtout, entraînent désocialisation et souffrance. Quand on s’intéresse à l’itinéraire psychosomatique de ces sujets, on retrouve souvent des caractéristiques communes.
II – Souffrance et corpulence en excès : le corps gros
Au sein d’une société occidentale qui voue un culte à la minceur pour des raisons diverses, tous ceux et surtout toutes celles qui ne peuvent accéder à cette impossible minceur, voire maigreur anti- physiologique, vont se soumettre à diverses formes de restriction aboutissant à ce qu’il est convenu d’appeler la restriction cognitive, véritable brouillage du tableau de bord sensoriel de l’individu et source ou co-facteur de la majorité des troubles alimentaires rencontrés. De guerre lasse, après un itinéraire qui s’inscrit souvent dans la lignée déjà décrite par Gérard Apfeldorfer « Anorexie, boulimie, obésité », c’est le corps gros qui s’installe, source de souffrance et de stigmatisation.
III – Gros, normal ou mince : le corps et son image
De nombreux travaux montrent que l’image du corps, l’image de soi se construit sur un mode dynamique et interactif dans la relation à l’autre et dans le mouvement. Voilà sans doute deux facteurs qui, au-delà des fondamentaux habituellement pointés, l’excès calorique et la sédentarité, jouent un rôle majeur dans l’inflation observée de l’obésité : des individus de plus en plus isolés et de moins en moins dynamiques, des « couch potatoes » comme disent les Anglo-saxons, grossissent, souffrent, sont victimes de la stigmatisation sociale et accessoirement médicale, et vont finir par s’engager dans un funeste yoyo.
IV – Le psychiatre
Le psychiatre n’est pas dans un rôle facile. Confronté le plus souvent à des patients qui ne sont ni fous, ni malades, il doit analyser la souffrance et son origine. Doit-il s’attacher à la corpulence, à ce qui se voit, ou doit-il s’intéresser aux causes lointaines et récentes qui entraînent ce malaise ? Est-ce l’éternelle question de la poule et de l’œuf ? Passé et présent s’entremêlent toujours et seule l’écoute et la mise en place d’une relation qui s’inscrit dans la durée peut permettre au sujet de devenir (ou de redevenir) l’auteur et l’acteur de son histoire.
Le point de vue de l’économiste, Catherine Le Galès-Camus, CERMES, CNRS UMR 8169, INSERM U 750, EHESS, Université Paris XI
Nombre de travaux économiques, principalement en économie de la santé et en économie publique traitent de l’obésité. Les conclusions qu’ils en tirent en termes de compréhension du phénomène voire, en termes prescriptifs (recommandations d’action) sont différentes selon les contextes économiques étudiés. Toutefois, au centre du débat économique sur l’obésité, on retrouve toujours les questions de la responsabilité individuelle, du rôle et des formes de l’action publique. L’analyse longitudinale suggère que l’obésité n’est pas le résultat de nos gènes ou de notre fonctionnement biologique « naturel » mais plutôt de nos comportements et de leur évolution et donc d’une certaine façon des choix que font les individus. Pour les économistes préoccupés par le bien-être individuel mais surtout social, la question est alors de savoir si de tels choix sont efficients et optimaux. En d’autres termes, les bénéfices associés à l’obésité sont-ils supérieurs à son coût au niveau de l’individu comme de la collectivité ?
La présentation a montré notamment comment dans le cas de l’obésité, la réflexion économique conduit à préconiser une politique publique de santé qui dépasse largement les frontières du secteur médical et repose sur une approche intersectorielle complexe. Elle a montré également que les préconisations économiques dépendent largement des choix politiques effectués en matière de lutte contre les inégalités.
30 décembre 2009
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excellentes analyses !
RépondreSupprimerUn petite référence supplémentaire qui synthétise bien aussi: Déjouer les troubles alimentaires par KBernfeld éditions Librio
Bonne année !